- Mathilde
LE VOYAGE à LYON
Après un focus sur le cinéma Villeurbannais, l'Emile revient aux sources avec une oeuvre de patrimoine, présentée au Festival Lumière 2018.
En 1981, Claudia Von Alemann nous offrait un voyage dans la capitale des Gaules avec Die Reise nach Lyon. Cette coproduction allemande suisse et française était récemment disponible gratuitement sur la plateforme de visionnage de la Cinémathèque Française, recelant bien d’autres grandes œuvres de patrimoine. La réalisatrice filme avec le 16 mm de l’époque, la silhouette déambulante de Rebecca Pauly (Elisabeth). Avec cette restauration en 2K à l’initiative de la Deutsche Kinemathek de Berlin, on époussette le pavement suranné.

Arpentant la chaussée et les paysages escarpés des quartiers emblématiques de la Croix Rousse et du Vieux Lyon, cette historienne de la RFA tente de reproduire un voyage mémoriel. En effet, la jeune femme tente tout au long du film de glisser ses pas dans les empreintes de Flora Tristan, penseuse, militante socialiste et féministe. En 1838, est publié l’un des récits de voyage de cette dernière au Pérou dans Pérégrinations d’une paria. Inspirée par ses mésaventures maritales et familiales, Flora Tristan fait de ce récit autobiographique le point de départ de ses pérégrinations auteuriales. Dans l’Union Ouvrière, publié en 1843, elle réalise peut-être l’un des premiers manifestes liant à la fois les préoccupations de la classe ouvrière et la condition des femmes, plongées dans ce contexte. Pionnière des problématiques des travailleuses, l’auteure milite pour l’émancipation de la femme, passant notamment par sa situation salariale, détachée de l’emprise de son mari. Ce bouleversement des dogmes fut toutefois contesté au sein même de cette partie de la population, en dépit de ses tentatives de sororité.
Elisabeth se lance ainsi dans un itinéraire hasardeux, dont elle ignore, aussi bien que le spectateur, la destination. La démarche de la jeune femme n’est pas simplement celle de raviver le souvenir d’une défunte du siècle précédent. A l’aide d’un enregistreur, un dispositif léger, elle capte tous les fragments sonores qui l'entourent. Elle goûte la cuisine locale, dans le bouchon qui deviendra son refuge tout au long du périple. Les habitants qui croisent sa route, sont autant d’étapes, à la reproduction d’une expérience sensorielle. Lorsqu'elle confronte le fruit de ses recherches à un autre historien, elle se heurte à une vision linéaire de l’Histoire. Elisabeth ne veut pas se contraindre à l’utilisation de l’archivage classique, plus ou moins accessible, de paroles ou d’images distantes, objectives, en regard d’une époque. Avec la caméra d’une Akerman au poing de Roussopoulos, Claudia Von Alemann pose une question, ontologique, sur la constitution du documentaire de voyage.


Philippe Roger dans Lyon Lumière des ombres, 100 ans de cinéma, apporte un premier éclairage : « La ville n'est plus monuments mais habitants : changement radical de la représentation urbaine à l'écran. Alemann exauce les vœux d'un Grémillon : "L’expression cinématographique […] me paraît peu liée à cette fraude internationale des monuments historiques – qui si elle donne une personnalité officielle aux grandes villes n’exprime pas les mille visages populaires que [la ville] prodigue aux cœurs de ceux qui l’aiment." »
L’historienne oriente ses recherches en les basant sur le matériel de l’inconnu. L’audio-guide de Lyon qu’elle alimente pendant sa venue, est une expérimentation. Ne cherchant pas seulement à s’oublier derrière la figure de Flora Tristan, Elisabeth fait un geste de collecte d’informations, une captation aux consonances universelles. Le voyage à Lyon n’est pas seulement déterminé par un lieu, d’une architecture patrimoniale par exemple ou bien d’une ère. Claudia Von Alemann exprime par cette enquête des mémoires souterraines, celles des strates plus superficielles, qui imprègnent les lieux, leurs portées mais aussi leurs rythmes. Sous ce regard, la ville de Lyon n’est plus une superficie aux points stratégiques emblématiques comme la Cour des Voraces, l’ancienne gare des Brotteaux ou encore la montée de la Grand'Côte. Le voyage à Lyon devient un processus empirique dans lequel le spectateur s’entiche et fait fi, à la manière d'Elisabeth, de toutes idées anticipatrices.