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  • Thomas Suau

Rendre hommage aux cinéastes maudits

Tournage long et calamiteux, gouffre financier, météo (très) capricieuse, idée incomprise, accueil hostile… Nombreuses sont les raisons qui, au cours de l’histoire du cinéma, ont mené certains longs métrages à s’octroyer l’étiquette de « film maudit ». En ce début d’année, la salle du Zola saisit l’occasion de porter un regard sur des cinéastes qui en leur temps ont été incompris, avec l’espoir aujourd’hui de les redécouvrir et pourquoi pas, leur rendre leurs lettres de noblesse. (Bannière : Soy Cuba, Mikhail Kalatozov, 1964)


 

Si pour nombre d’entre eux, l’attente ne suscitait guère d’enthousiasme et qu’un échec cuisant venait confirmer les craintes, quelques-uns quant à eux laissaient entrevoir de grands espoirs avant de créer une immense déception. « Gâchis », films « maudits », certains échecs auront des conséquences sur toute l’industrie, collant à la peau de cinéastes allant parfois jusqu’à renier leur œuvre, à l’instar de David Lynch pour sa version controversée de Dune. Heureusement, le temps est un remède pour toutes les blessures et avec celui-ci, quelques films ont su se faire pardonner aux yeux du public jusqu’à acquérir le statut de film culte. Reste à savoir si l’auteur·ice n’y mettait pas toute sa bonne volonté ou si le·la spectateur·ice de cinéma est simplement un peu trop vache...



Soy Cuba, Mikhail Kalatozov (1964)

En premier lieu, c’est le réalisateur soviétique Mikhail Kalatozov qui est à l’honneur avec la diffusion lundi 17 janvier de Soy Cuba (1964), son avant-dernier film. Commande de propagande de l’Union Soviétique à l’auteur de Quand Passent les Cigognes (lauréat en 1958 de la Palme d’Or), le film doit parler de la révolution castriste survenue quelques années auparavant et des bienfaits apportés par le communisme sur l’Île de Cuba. Véritable œuvre poétique, celle-ci déplait néanmoins aux américains qui y voient (logiquement) de l’hostilité envers eux, mais aussi, et c’est plus problématique, envers le régime cubain et surtout le régime soviétique. Finalement censuré par ces gouvernements, le film ne connait pas de sortie en salle et tombe dans l’oubli durant plusieurs décennies, rejoignant ainsi ¡Que Viva Mexico ! d’Eisenstein et It’s All True d’Orson Wells au rang des films-poèmes sur l’Amérique latine ayant connu un destin tragique.


Michael Cimino : un mirage américain, Jean Baptiste Thoret (2022)

De l’autre côté, c’est vers l’auteur américain Michael Cimino que nous nous tournons, mais cette fois-ci non pas pour la diffusion d’un de ses films, mais pour celle d’un documentaire qui part sur les traces de l’auteur et de son œuvre à travers les États-Unis. Si l’étiquette de réalisateur maudit colle à la peau de Michael Cimino, c’est à cause de l’échec retentissant qu'a connu La Porte du Paradis en 1980. Son film précédent, Voyage au bout de l’enfer, fut un succès à la fois critique et commercial, récoltant de nombreuses récompenses dont 5 oscars, et reste aujourd’hui encore considéré comme un des plus grands films sur la Guerre du Vietnam (à l’image d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, qui lui-même avait connu un tournage rocambolesque, une météo horrible compliquant celui-ci, mettant en faillite son auteur tout en le rendant presque paranoïaque). Devant ce succès, la société de production United Artists l’engage pour la réalisation de La Porte du Paradis, et lui donne carte blanche avec un budget conséquent. Mais le tournage s’avère plus que compliqué et, combiné avec le souci du détail obsessionnel de l’auteur, il essuie un retard considérable et exponentiel au fil des semaines et des mois. Finalement, le film sort presque 1 an après la date prévue et avec un budget de 44 millions de dollars au lieu des 7 millions estimés initialement. Les critiques assassinent le film ; une ressortie dans un format plus court quelques mois plus tard n’y changera rien. La Porte du Paradis rapporte au total quelques 3,5 millions de dollars et constitue à l’époque le plus gros flop de l’histoire de l’industrie cinématographique américaine. Michael Cimino mettra des années à se remettre de cet échec. Le film qui devait être le triomphe du cinéma d’auteur, entraine dans sa chute le Nouvel Hollywood. Les studios accordent par la suite moins de confiance aux cinéastes et reprennent le pouvoir lors des productions, imposant des blockbusters et autres films calibrés en fonction du public.

La Porte du paradis, Michael Cimino (1980)
La liberté de l’auteur

Et si la malédiction entourant ces films était liée à la profonde liberté artistique prise par leurs auteurs ? C’est l’essence même du « Nouvel Hollywood ». Inspiré·e·s du néoréalisme italien et de la Nouvelle Vague française, les cinéastes prennent le pouvoir au sein des studios américains à la fin des années 60. On voit ainsi émerger des films plus intimes, d’autres plus critiques sur la société, en abordant des sujets jusqu’alors assez tabous. C’est dans cet esprit que sont pensés les films de Michael Cimino. Il n’hésite pas à désacraliser l’image et l'histoire de l'Amérique projetées au monde entier, et donne une version cynique des conflits moraux et militaires qui lui sont liés. Après avoir plongé dans l’intimité d’un prolétariat détruit par la guerre et les conséquences des décisionnaires politiques dans Voyage au bout de l’enfer, il remet en cause la conquête de l’Ouest si souvent célébrée outre-atlantique dans La Porte du Paradis. La nature des États-Unis en tant que terre d’accueil des différentes vagues d’immigration est par ailleurs un sujet central dans la filmographie de l’auteur, particulièrement dans ces deux films, mais aussi au cœur de ceux qui suivront, notamment L’Année du Dragon (1985). Peu enclins à raviver les blessures du passé, le public et la critique ont alors surtout pointé du doigt une intrigue mince et un film considéré comme ennuyant. La liberté artistique du cinéaste se ressentira jusqu’à sa manière de mener le tournage. Surnommé « l’Ayatollah » sur le plateau de La Porte du Paradis, Cimino était obsédé par le détail au point de récréer plusieurs fois les décors, rejouer plus d’une centaine de fois certaines prises, jusqu’à épuiser musicien·ne·s, comédien·e·s et tout le personnel autour de la réalisation.



Soy Cuba, Mikhail Kalatozov (1964)

Du côté des Caraïbes, c’est très probablement la liberté entreprise par Mikhail Kalatozov dans la réalisation de Soy Cuba qui coûtera cher à son œuvre. S’attendant à un explicite film de propagande, conçu pour marquer la fraternité entre les deux peuples et affirmer le soutien de l’Union Soviétique au nouveau régime cubain, les gouvernements des deux nations s’en retrouvent profondément déçus. La réalisation onirique, les mouvements de caméra presque surréalistes, la lumière incandescente, ne plaisent guère au public présent lors de la projection. Pourtant, fraichement décoré à Cannes, Kalatozov aussi s’était vu accorder carte blanche par le régime, avec un budget totalement illimité. Sachant les nombreuses dérives autoritaires de l’état soviétique, ses cinéastes jouissaient tout de même d’une certaine liberté artistique, et c’est grâce à celle-ci que des films soviétiques conservent aujourd’hui leur statut de « chef-d’œuvre » (on pense notamment à Tarkovski, Eisenstein, Vertov…). Plus encore, dans une interview donnée à un journal américain, un certain George Lucas affirmait alors que les cinéastes soviétiques avaient bien plus de liberté artistique que lui, qu’outre la minutie concernant la critique du régime, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, contrairement à l’industrie américaine pliée aux exigences commerciales. Une liberté à nuancer quand il s’agit de créer un film de propagande, donc. Soy Cuba jouit ainsi d’une incroyable puissance formelle, perçue comme artificielle et éloignée du réalisme attendu par le parti communiste, lui-même marqué dans ses fondements par le matérialisme historique et sa vision réaliste des rapports sociaux, théorisé par Karl Marx.



Les réhabiliter pour leur rendre hommage

Comment se détacher alors de cette malédiction, quand tout va à l’encontre de votre succès artistique ? C’est parfois par la chance. Alors que les bobines de Soy Cuba sombraient dans l’oubli en ayant été vues par presque aucun être-humain sur Terre, elles tombent dans les mains d’un des assistants de Martin Scorsese. Il rapatrie le film et le projette lors d’une séance privée. Il affirmera alors avoir été face à l'un des plus grands films qu’il ait pu voir, tant c’est une prouesse formelle. En effet, le lyrisme des images réside dans le goût prononcé de l’auteur et de son chef opérateur pour l’expérimentation. Les travaux sur l’image, la lumière et le mouvement frôlent les limites de l’abstraction et fascinent encore aujourd’hui. C’est ainsi que Martin Scorsese, en association avec Francis Ford Coppola, décide de racheter les droits et de le redistribuer aux États-Unis à partir de 1995, et quelques années plus tard dans le monde entier. Si le film était perçu lors de sa projection initiale comme éloigné de son propos principal, accordant plus d’importance à la forme qu’au fond, il n’en restait pas moins une ode au peuple révolutionnaire cubain. Un hommage poétique à l’humanisme de ces hommes qui combattaient alors le régime de Batista et l’impérialisme américain. Un film en quatre tableaux distincts marqués par le profond socialisme de son auteur.



C’est en ce sens qu’il est judicieux de rendre également hommage à Michael Cimino. Si celui-ci a été raillé et détruit en son temps par la critique, il n’en demeure pas moins que son objectif principal était de se rapprocher au plus près du désespoir vécu par les classes les plus populaires. Le critique Michael Henry ira jusqu’à écrire « Loin de panser les plaies à vifs, il rouvre une blessure oubliée, il met à nu un traumatisme plus profond que le génocide indien : le “fratricide originel”, le massacre des pauvres par les riches. » (revue Positif n°246, septembre 1981). Plus encore que l’intimité des relations entre ses personnages, Cimino accorde une grande importance aux lieux où elles tiennent place, ce qui en dit long sur son amour pour les grands espaces. C’est ainsi qu’est née l’idée du documentaire Michael Cimino : Un mirage Américain, de Jean-Baptiste Thoret. Ce dernier a toujours défendu l’œuvre de Cimino, considérant Voyage au bout de l’enfer et La Porte du Paradis comme les deux films les plus importants du cinéma américain des quarante dernières années. Quelques années avant la mort de Cimino, ce dernier et Jean-Baptiste Thoret ont parcouru les États-Unis à travers les différents lieux de tournage de la filmographie du cinéaste américain. En 2020, Jean-Baptiste Thoret décide de repartir sur les traces du cinéaste et explorant les terres filmées par Cimino et les habitants qui y vivent encore aujourd’hui. Il met ainsi en avant le peuple prolétaire de la ruralité américaine, dont l’évolution fut profondément marquée par les événements historiques évoqués dans les films de Michael Cimino.

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Le Zola donne l’occasion à son public de se pencher sur l’œuvre de ces deux cinéastes qui ont marqué le cinéma par leurs réussites comme leurs échecs, à travers la projection le lundi 17 janvier de Soy Cuba, de Mikhail Kalatozov, et la projection le mardi 18 janvier, de Michael Cimino : Un mirage américain, de Jean-Baptiste Thoret.

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